© PeopleImages/iStock – Lorsque, à 23 ans, j’échoue pour la seconde fois au Capes de lettres, le sésame pour enseigner au lycée et au collège, je me sens orpheline de mon rêve, orpheline de moi-même en quelque sorte. Car je suis née prof. J’ai toujours fait la classe, à mes poupées, à mes frères, à mes parents. Mon modèle, c’est ma grand-mère, qui était institutrice, la « femme de ma vie ». Alors qu’une vie de labeur à l’usine du bourg se dessinait devant elle, elle a défié l’autorité paternelle pour partir, seule, étudier en ville. Elle m’a transmis sa détermination à toujours combattre le sentiment de fatalité auquel on se croit arrimé, qui empêche d’empoigner son destin, autant que sa joie de révéler un élève à lui-même. « Enseigner, c’est comme donner vie à une partition. Les cancres ne savent pas encore qu’ils sont aussi bons que les autres », me soufflait-elle, les yeux rieurs. « Moi aussi, je vais tenir ce rôle de passeur », me répétais-je en préparant le Capes. Sauf que je me suis trahie. À l’écrit comme à l’oral, j’ai eu des notes déplorables, alors que mes masters 1 et 2 sont couronnés de la mention Très Bien. La différence ? Je jouais ma vie au Capes. La peur de ne pas être à la hauteur, de décevoir et d’être jugée par ceux que j’aime s’est traduite par une anxiété de performance paralysante. Ma confiance en moi s’est délitée avec la même violence qu’un barrage hydraulique cédant sous la pression et j’ai perdu tous mes moyens. Je sais aujourd’hui, que, inconsciemment, j’avais intériorisé l’idée que faire aussi bien que ma grand-mère était impossible et je ne m’étais pas autorisée à occuper une place similaire à la sienne. Égaler son modèle, c’est prendre le risque de le détrôner, ne serait-ce qu’un peu, de son piédestal… Échouer a été mon échappatoire.

Peine perdue

Moi qui était amputée de ma vocation, que me restait-il, si ce n’est la promesse d’une vie en demi-teinte ? Et encore… Je n’avais pas de plan B. Je ne m’étais jamais projetée dans un autre métier. Qu’allais-je faire de moi ? « Il y a des élèves partout ! » a tranché ma grand-mère. Elle avait raison, j’ai été recrutée dans une « boîte à bac » huppée, hors contrat avec l’Éducation nationale. L’espace d’un instant, j’ai cru mon échec colmaté et ma faute réparée. Las, tandis que je fais cours avec passion, devant moi, mes élèves font, au mieux, acte de présence et, au pire, ils sommeillent, les yeux grands ouverts. « Suis-je soporifique à ce point ? » Pour en avoir le cœur net, j’ai fait cours à ma meilleure amie et à son mari tout un week-end. L’explication était ailleurs : mes élèves avaient un avenir tout tracé. À 15 ans, certains savaient déjà qu’un poste leur était réservé dans l’entreprise familiale. Ces jeunes évoquaient, blasés, leurs vacances au ski dans le Montana aux États-Unis comme on prend le métro. Ils avaient déjà tout. Ils n’avaient pas besoin d’un enseignant qui tienne le rôle de passeur et de rampe de lancement dans leur vie. Je n’étais qu’un espace-temps remplissant leur agenda. En onze ans dans cet établissement, je n’ai jamais eu le sentiment d’enseigner vraiment. Au-delà de l’étude de textes littéraires, de l’apprentissage de la belle syntaxe et de la maîtrise du verbe, être prof, c’est ouvrir le champ des possibles aux enfants, leur donner l’appétence pour les curiosités qu’offre le monde, leur permettre d’accueillir la différence et les doter de clés pour avancer dans la vie.

Par l’éducation, on peut lutter contre le plafond de verre du déterminisme culturel et social, surtout auprès des jeunes filles, qui s’autocensurent trop. Je veux les aider à faire sauter les verrous psychiques qu’elles s’imposent comme la norme. En onze ans, je n’ai rien fait en ce sens.

« Au-delà de l’étude de textes littéraires, et de la maîtrise du verbe,
être prof, c’est ouvrir le champ des possibles aux enfants. »

Peu à peu, l’amertume m’a gagnée et l’a disputé à un sentiment d’incomplétude pesant. Pourtant, j’ai vécu des moments de grâce avec la naissance de mes garçons et l’amour de leur père. J’étais heureuse, mais sans être épanouie. Tout ce que j’entreprenais manquait de souffle, je ne menais aucun projet à terme. Un club de théâtre à l’école ? Un atelier d’écriture associatif ? Tués dans l’œuf ! Je pensais petit, étriqué. Parce que ma vie l’était en partie. En fait, j’étais minée par le conflit intime que je me livrais : je n’étais pas celle que j’aurais pu être et je passais à côté de ma « vraie » vie. Pire, j’étais coupable d’avoir renoncé à mon idéal.

Cartable neuf

Le déclic pour repiquer une troisième fois ? Le père d’un élève, insatisfait des notes attribuées à son fils, m’a sommée de les revoir, en me toisant : « Son livret doit être excellent pour son admission dans son université américaine. » Il ne scolarisait pas son enfant, il monnayait ses notes. Une petite voix intérieure inhabituelle m’a bousculée : « Tu peux encore transformer l’événement négatif de ta vie, fonce! » Un signe de ma grand-mère peut-être ? Elle venait de s’éteindre.

Ainsi, à 34 ans, j’ai repris mes études avec le Cned pour préparer le concours à distance, tout en travaillant. J’ai vu un psy pour élaguer le trop-plein d’injonctions et d’interdictions, souvent contradictoires, que je m’imposais, et qui nourrissait mon anxiété. À la maison, j’ai fait du troc pour m’offrir un « crédit temps d’étude » : pour mes loulous, leur gâteau préféré, et des câlins à mon chéri. Mon fils de 5 ans a été mon plus vaillant supporteur, en arbitrant toute procrastination d’un : « Maman, tu veux un bisou pour faire tes devoirs ? » Sans eux, je n’aurais pas tenu.

Un an plus tard, j’ai enfin été reçue au Capes. Douze ans après… J’ai hurlé de joie en n’osant pas tout à fait y croire. La peur encore… qu’on m’annonce une erreur. Mais, très vite, j’ai eu la sensation, quasi physique, de vivre la fin d’un cycle, tout devenait plus léger et, à 35 ans, je me suis enfin sentie moi. Après avoir été stagiaire un an, j’ai fait ma première rentrée en septembre 2019 avec mon beau cartable de prof. Il est neuf. Comme ma vie d’aujourd’hui. J’ai tout gagné à me confronter à mes échecs. Le poids des regrets, qui bridait mes audaces, s’est effacé. J’ai créé un espace de soutien pour permettre aux élèves en difficulté de rester acteurs de leur vie et du rôle qu’ils y joueront. Dans les yeux de mon homme, je lis de l’admiration. Avec mes enfants, j’ai gagné en patience, certainement parce qu’en m’épanouissant professionnellement je n’attends plus d’eux qu’ils comblent le manque en moi. Désormais, j’existe vraiment. Comme quoi, il n’est jamais trop tard pour se réaliser !