PRÉFACE
Au temps de Pascal, l’homme était un roseau pensant. Mais, pour les hommes d’aujourd’hui, l’obligation de penser est beaucoup moins impérieuse.
Nos prédécesseurs ont pensé pour nous. Ils nous ont laissé un stock considérable de vocables prestigieux et d’opinions distinguées où nous trouvons tout ce qu’il faut pour composer des discours éloquents. Non seulement tout a été dit, mais, à notre époque, le patrimoine intellectuel de l’humanité est mis à la disposition de tout le monde ; et, en dépit de sa bêtise, Gustave, dont la mémoire est bonne, donne parfois à sa pensée inconsistante un vêtement de solides formules.
D’autre part, très jeune, l’écolier apprend à « développer » des idées qu’il n’a pas encore. Plus tard, il saura traiter tous les sujets. Nous serions tous capables de préparer pour la semaine prochaine, dans une salle tranquille de la Bibliothèque cantonale, une conférence sur les mœurs des phoques ou sur les traditions religieuses dans l’Afghanistan. Un journaliste moderne a pu dire : « La parole a été donnée à l’homme pour remplacer sa pensée. » Cette réflexion lui est venue un jour qu’il avait lu des affiches électorales.
La démocratie perfectionnera encore sa « Machine à répandre les lumières ». Dans quelques mois, dit-on, les Pouvoirs publics placeront à tous les coins de rues des distributeurs automatiques d’une espèce nouvelle. Le passant qui mettra dix centimes dans la fente de l’appareil et qui, ensuite, tirera la boucle A, se procurera immédiatement dix arguments en faveur de l’immortalité de l’âme. Si, après cela, il remet dix centimes et tire la boucle B, il saura comment on répond aux objections du contradicteur. Pour le même prix, la Société fournira à l’individu Une douzaine de phrases bien faites exprimant un patriotisme sincère, etc. Aucune question importante ne sera oubliée par les fonctionnaires qui seront préposés au remplissage des distributeurs municipaux. Je me contente d’ajouter que quelques-uns de ces appareils (à cinquante centimes) délivreront des Opinions originales.
Je le répète : il reste quelques progrès à faire. La vie intellectuelle de l’humanité n’est pas encore définitivement réglée. Quelques-uns de nos contemporains, en dépit de toutes leurs lectures, continuent à pensoter. Avant de remettre à mon éditeur les morceaux qui composent ce recueil, j’ai tenu à les relire, car j’étais inquiet. Comme c’était à prévoir, j’y ai trouvé beaucoup d’idées qui, depuis longtemps, hélas ! sont complètement défraîchies. Mais, çà et là, j’ai reconnu avec émotion la palpitation du pensotement. C’est incontestable : je suis un roseau pensotant. – Henri Roorda
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